1492 AMPHORES POÉTIQUES par Emmanuelle Rabu
Emmanuelle Rabu vit à Besné avec sa famille mais aime à s’isoler dans son petit atelier de Mesquer pour peindre, imaginer ses installations, écrire des nouvelles ou travailler ses photographies « avec une prédilection particulière pour la recherche sur le flou, l’inconstant, le temps pour nous insaisissable ». Son premier poème date du 5 mars 2016. Elle s’en souvient d’autant plus exactement que, depuis, elle n’a cessé d’assembler mots, images et émotions, « poussée par une urgence absolue ». Ses textes poétiques ne sont pas tout à fait inconnus dans la région puisque certains de ses calligrammes, associés à ses photographies, ont été récemment exposés à la P’tite Scène des Halles de Saint-Nazaire.
Elle livre aujourd’hui au public 1492-Amphores poétiques, à sortir cette semaine aux éditions Jacques Flament, tel un navire enfin rentré au port, le ventre chargé de 81 amphores rapportées du pays le plus mystérieux : soi. Mais qui dit amphores dit aussi épaves oubliées remontées du fond des mers, encore pleines de leurs contenus témoins de ce que fut le passé. « 1492, parce que c’est l’année de la découverte du Nouveau monde par Christophe Colomb, comme ces poèmes sont celle de mon Nouveau monde », traduit la poète (terme qu’elle préfère à poétesse).
Un Nouveau monde construit à partir d’un texte central, Epeire Diadème, ce que se sent être l’auteure, autour duquel se file son rapport aux autres, son grand-père dont elle se réapproprie le droit à la filiation, les aimés, les artistes qui comptent comme le peintre, sculpteur et performeur Olivier de Sagazan, pour qui elle a « eu un éblouissement émotionnel » quand elle a découvert ses œuvres à la Galerie des Franciscains de Saint-Nazaire en avril 2017, « un choc si puissant que j’ai voulu rentrer en poète dans son univers ».
Emmanuelle Rabu offre ici un objet hybride et charnel, d’une grande liberté de forme, un objet à lire et à regarder, graphisme et fond ne faisant qu’un. Sans ponctuation, les textes voguent sur le réel, l’imaginaire et le symbolique comme ils peuvent être lus de gauche à droite, de droite à gauche ou de haut en bas. Qu’ils soient silhouettes d’oiseaux, d’arbres, de phare, de bouteille, de coupe à boire, de collier de perles, de mouche ou de fourmi, ils ne demandent qu’à être caressés des yeux, bus mot par mot ou ressentis comme une exploration sensible de l’énigmatique humanité. — par Mireille Peña
1492 – Amphores poétiques
Dans les amphores d’Emmanuelle Rabu sont stockés les merveilles de la grotte des Nymphes où séjourna Ulysse, les trésors arrivés après 1492 grâce à des conquistadors peu regardants sur la façon de les acquérir – « rapportés d’outre-mer et d’outre-tombe », précise la poétesse dans sa quatrième de couverture –, les marchandises pléthoriques que les grands cargos transportent de nos jours. Un télescopage d’époques et de lieux, un exercice de style aussi : étonnants calligrammes aux formes courbes dessinées de vers, à la séduction visuelle qui force l’admiration. Car la forme que revêtent les poèmes n’est pas artificielle. Elle est garante du rythme, certes ; voilà déjà la musique qui surgit en fonction de la longueur des lignes, évoquée aussi, par exemple, à travers une symphonie de Haydn. Mais contenant et contenu vont également main dans la main – oserait-on dire anse dans l’anse ? –, dans un lyrisme de bon aloi qui fait la nique aux simplicités outrancières de la poésie minimaliste. Oh ! ne croyez pas que cette dernière rebute par défaut le chroniqueur : il faut parfois faire montre d’exagération dans ses goûts pour mieux titiller la corde sensible, même dans une note de lecture, et surtout il me semble que cet amour des beaux mots, compliqués ou rares par moments, est une caractéristique forte de la poésie d’Emmanuelle qui me touche particulièrement.
Me touche aussi cette attention portée à l’amitié, au sein d’un bestiaire à l’imaginaire débordant et d’une caverne aux merveilles : « Bientôt / Je serai près de toi / Sous ton Parasol de Jaurès ». Ce poème intitulé « Ami » parle de Lambert Schlechter, qui se trouve être la personne à l’origine de ma lecture de ce recueil. Et puis cette violence qu’on devine latente, cette cruauté qu’on sent qu’il ne faudrait pas réveiller, dans le poème « Lèse-majesté » : « Indocile / Je me dresse / Petite prêtresse / Sous une cicatrice » ; la mante religieuse n’est pas dérangée sans conséquences potentiellement néfastes, en tout cas pour les mâles de son espèce. Difficile pourtant de rendre l’émotion provoquée sans partager le contenant, ces amphores souvent, ces arbres ou ce chandelier, ce bilboquet parfois. L’image ci-dessous ainsi que les extraits sur le site de l’éditeur en donneront cependant un aperçu fort utile.
Il y aurait tant à dire encore sur 1492 – Amphores poétiques. La signification des nombres y joue un rôle essentiel, puisque le recueil est divisé en neuf parties de neuf poèmes. On y trouvera en plus un humour fin formé de jeux de mots tout en allusions. Un exemple ? Le poème « Enfantines », qui donne son titre à une des neuf parties : « Je n’ai pas su leur dire / Qu’à force de frôler Méduse / De jouer avec ses filaments / On se veut transparente / Comme elle est létale / Libre / Car / On a / Peur / De / Persée ». Fine, c’est peut-être bien d’ailleurs le mot qui conviendrait le mieux à la poésie d’Emmanuelle, si on lui accolait l’adjectif lyrique. Et puis un détail force le respect : à l’heure du traitement de texte souverain, de l’ordinateur roi, ces calligrammes sont composés sans tricher, c’est-à-dire sans jouer sur la longueur des espaces dans les vers. Intègre aussi, tiens, dira-t-on de la poésie de l’autrice, qui pratique ici un véritable artisanat d’art (elle peint et dessine aussi). Ce qui, récapitulé, offre une voix fine, lyrique et intègre. Par les temps qui courent, autant dire une lecture revigorante. — par Florent Toniello, jeudi 5 mars 2020
1492 – Amphores poétiques, Jacques Flament alternative éditoriale, ISBN 978-2-36336-399-2